Un récit qui date déjà de presque 20 ans (j'avais 19 ans !), relatant une belle aventure sur l'une des premières voies qui m'ont marquées, pendant notre campagne dans les Dolomites de 1989. Au delà de la naïveté du texte, je constate maintenant avec intérêt quelle était ma perception des risques, ce que je venais trouver à l'époque dans cette activité, et comment ces composantes essentielles ont évolué avec le temps dans mon esprit.

"C'est un de ces matins où l'on sent qu'il va se passer quelque chose. En sortant ma tête de la tente, je pousse d'abord une exclamation: il fait beau, un ciel presque limpide a remplacé l'horrible orage qui nous a secoués toute la nuit. Presque limpide car de drôles de traînées balaient déjà le ciel à cette heure matinale. Qu'importe ! Je me lève d'un bond pour parcourir un peu cette magnifique prairie sur laquelle nous nous sommes installés la veille et qui maintenant n'est qu'un gigantesque marécage. Le contact des tennis complètement trempées, de l'eau glaciale qui ruisselle encore sur la toile de tente contribue à un réveil énergique. L'immense cirque de parois rocheuses qui m'entoure presque de tous cotés y contribue aussi. La Torre Trieste, gigantesque dent au pied de la forteresse la plus inviolable qui puisse exister, la Civetta...

Il y a des donjons, des tours absolument partout, aux formes parfois invraisemblables, des clochers de calcaires empilés les uns sur les autres et qui constituent un véritable labyrinthe. Maintenant je le sais: aujourd'hui sera un jour d'action. Et la première action ne sera pas la plus facile ni la moins pittoresque: il faut d'abord réveiller Benoît... A vrai dire quand il saura qu'il fait beau, le désir de grimper sera le plus fort, car nous sommes là pour çà.

Je me suis toujours demandé pourquoi, avant de goûter à un quelconque plaisir, il faut se forcer, se résoudre à entreprendre, même si on sait qu'on y gagnera. Il y a toujours un moment d'hésitation, qui heureusement ne se situe pas pendant l'action mais avant. Aujourd'hui nous avons choisi la Torre Venezia, la plus solitaire des tours, peut-être la plus belle. Il n'existe de telles architectures calcaires que dans les Dolomites: une pise de près de 500 mètres de haut. Mais quand je la regarde depuis le refuge Vazzoler, elle me fait peur. Nous ne savons pas encore les pièges qu'elle nous réserve, mais nous savons que sa conquête vaut la peine de prendre tous les risques.

C'est sûrement ce que doit se dire Ben en mangeant ses tartines copieusement fournies en Nutella-nous avons sué pour transporter toutes ces gâteries, mais le petit déjeuner est royal !-il a effectivement ronchonné au réveil-mais il le fait tous les matins-et n'a accordé que peu d'intérêt à mon trop bel optimisme, mais c'est l'élément régulateur de la cordée, et si par hasard il décidait qu'il vaut mieux ne pas décoller, je finirais par l'écouter... Heureusement comme je m'en doutais il ne peut résister à l'appel du rocher, et notre conversation se porte désormais sur le chemin d'accès à la voie, ses conditions et surtout ce que nous mettrons dans nos estomacs au sommet... Maintenant nous sommes sérieux et concentrés; nous préparons avec soin coinceurs, friends, pitons et anneaux de sangle. Nous partons rapidement: nous sommes déjà dans la voie..

escalade dans les Dolomites en 1989

 

C'est après une longue discussion que nous avions décidé la veille de faire cette ligne. Avec un bon plat de spaghettis et de la bière, au chaud dans le refuge, toutes les ambitions étaient possibles. Cette voie, ouverte par Pozzo et Neri (ces noms ont désormais presque la même sonorité pour moi que ceux de Cassin ou Comici) en 1985, se déroule en pleine face ouest dans une dalle de 250 mètres. La seule photo que nous avions nous impressionnait déjà beaucoup; pourtant selon le topo ce n'était que du V/V+ (ce qui représentait déjà un palier pour nous puisque l'équipement ne devait pas foisonner!). Benoît avait surtout peur (à juste titre), du fait de la création récente de cette voie, que celle-ci, peu empruntée, soit mal équipée pour un éventuel échec et que l'itinéraire ne soit pas évident à trouver. Le topo, dans lequel la voie est peu décrite, indique que les premiers ascensionnistes ont utilisé et laissé 19 pitons, situés probablement dans les passages les plus difficiles: nous en avons trouvé 7, et la moitié ne servait pas à grand-chose ou bien était dans un état pitoyable... Maintenant je me demande pourquoi cette voie n'est pas mieux équipée et plus fréquentée: sa ligne est fabuleuse, et tout le long il règne une ambiance "gazeuse", bien que les difficultés ne soient pas extrêmes (on peut pourtant facilement se tromper et tomber dans du VI). Enfin, je n'incite personne à la faire: si avec Benoît, ce 9 août 89, nous avions rencontré 10 cordées en train de se battre à chaque relais, et que la voie ait été une échelle à clous, nous n'aurions sûrement pas éprouvé le même bonheur à la descente. Ces voies "casse-gueule"présentent l'énorme avantage d'être tranquilles! On se sent un moment responsable, seul maître à bord, et même si parfois on doit un peu serrer les dents et ne pas écouter son coeur, c'est un moment de plénitude comme on n'en éprouve jamais dans la plaine. J'espère donc que cette voie ne deviendra jamais classique, mais les gens ne savent pas ce qu'ils perdent !

Nous sommes donc sur le chemin et le cliquetis des mousquetons rythme notre marche. Bon! Il s'agit maintenant de découvrir l'accès à cette voie. Nous quittons le chemin après 20 minutes et nous enfonçons dans un minuscule sentier à travers un épais maquis (contrairement au reste des dolomites, la végétation est très abondante à la Civetta)."Tu nous fais suivre un chemin de gibier!"me dit Benoît. Les friends se coincent tous les mètres (c'est leur première utilité) et l'on s'attend à tout instant à ce que le chemin disparaisse. Enfin nous prenons pied sur le cône d'éboulis qui doit nous conduire à la voie. Remonter celui-ci n'est pas un jeu d'enfant et c'est en sueur que nous atteignons la base du couloir."L'attaque de la voie se situe sur une terrasse à 30 mètres à droite du couloir"dit le topo en italien. Hum! Essayons par là (trouver l'attaque de la voie n'a jamais été mon fort); nous suivons une espèce de corniche jonchée de bouts de sangle et de vieilles semelles."C'est gai!". Non, çà ne doit pas être là; çà n'a pas l'air très dur mais çà ne ressemble pas du tout à la photo. Demi-tour! Nous dépassons un spigolo: non, ce n'est pas possible, cette dalle, c'est une horreur!"Je t'avais dit que çà serait une bavante!" Alors là on se sent tout petit, encore dominé, meurtri.. Puis on découvre des faiblesses à cette muraille, une fissure, un dièdre. Cà doit se faire; çà va se faire. Il y a un passage pas évident au premier tiers, barré par des surplombs et une fissure: peut-être du V+ ? Allez on attaque! Comme d'habitude je pars le premier en tête pour que Benoît finisse sa nuit. J'enfile les chaussons et j'avoue que je n'en mène pas large. Mais pourquoi ne pas mettre les voiles, redescendre ce putain de couloir et se recoucher ? Non, nous sommes là pour nous battre. Je sais que dès les premiers mètres la peur passera et que je ne penserai qu'à grimper; çà me le fait toujours dans les moments d'action. Allez, un petit coup d'oeil au temps-pas génial, çà se couvre depuis tout à l'heure-une dernière vérification du matériel, un encouragement de Ben, c'est parti. Adieu le sol, salut rocher, tu es froid et bien vertical, mais je vais te mater, attends un peu! Je commence à m'élever, et j'oublie déjà tout ce qu'il y à en bas sous mes pieds: je ne pense qu'aux 250 mètres de ce chemin difficile mais tellement beau qui me permettra d'aller toucher le ciel...

Deux mois plus tard, je me rappelle encore parfaitement de ce que fut cette première longueur. Le rocher était dès les premiers mètres relevé, et il n'y avait aucun prélude qui m'aurait permis de me mettre dans le bain. C'était déjà du V, et pas du tout équipé, je ne savais même pas si j'étais réellement dans la voie; nous avons attaqué en pleine face, en suivant une fissure pas vraiment prononcée. De plus, comme tous les matins, et surtout dans une face ouest, le rocher était très froid. "Mais grimpe, grimpe, bon dieu, ne pense pas à çà, agresse!". Benoît me rappelle tout de même qu'il ne pourra m'assurer que quand j'aurai planté un piton ou posé un coinceur: je suis déjà à 20 mètres de lui, et la corde file directement de mon baudrier à ses épaules; je suis encore en solo! Comme la fissure devient plus dure, je me décide à poser un coinceur, que je qualifierai de verreux, et dont le but est purement psychologique. Puis je m'engage à droite, dans un passage qui me paraît franchement inconfortable. Plus haut je m'aperçois soudain que çà ne passe pas, que je me suis trompé ou que c'est trop dur. Est-ce que cette fois nous avons vu trop gros ? Un doute étrange s'insinue en moi. La peur est absente, du moins je n'ai pas peur de ce qui va se passer, mais de ce que je vais être obligé de faire... Benoît s'impatiente, me dit que çà doit passer plutôt à gauche. Il me faut donc désescalader et traverser. Désescalader : c'est bien l'exercice le pire que je connaisse en escalade; on ne voit pas ses pieds, on doit se laisser glisser de tout son poids sur des prises dont on connait trop peu la rigidité. Ouf! Quelques suées, un peu d'affolement, et me voilà à mon coinceur qui maintenant me paraît aussi solide qu'une broche. Benoît ne s'est sans doute pas aperçu de l'intensité de la situation, tout comme je ne me rends pas très compte des moments où il est "à cran"-sauf dans certains passages priviligiés où la solidarité de la cordée est à son apogée, et où toutes les sensations sont perçues en même temps par les deux grimpeurs-. Un dièdre, une traversée à droite et je m'aperçois que je vais arriver au bout de la corde sans avoir trouvé de poste de relais. Nouvelles angoisses, et soudain, alors qu'il reste moins de quatre mètres, je vois un relais, bon, sur une bonne terrasse. L'aiguille a fait un bond au mentalomètre: maintenant je sais que nous sommes dans la voie, mais je me rends compte que nos doutes quant à l'équipement étaient fondés, et les difficultés ne font que commencer. Maintenant la terrasse sur laquelle je me tiens m'apparait bien petite.. Benoît est parti; rapidement il s'élève jusqu'au premier friend, non sans avoir clamé que ce n'est pas évident et qu'il a froid aux doigts. Je l'observe se crisper sur des prises minuscules, ramper sur ce magnifique rocher, et je sais qu'il ne se passe pas du tout la même chose dans sa tête que dans la mienne dans la même situation. On est toujours moins concentré lorsque l'on grimpe en second, et cela explique les grosses frayeurs qu'on se fait parfois. On grimpe dans le geste, le mental n'intervient pas beaucoup et on est uniquement guidé par la corde. On veut vite atteindre le relais pour rattraper le temps perdu par le premier de cordée; en quelque sorte un équilibre se crée, et chacun en est conscient. Maintenant il me rejoint; nous n'échangeons que quelques mots: "Qu'est-ce que çà dit plus haut?" ; "Cà doit passer à gauche" ; "Tu as regardé le topo?". Puis, comme nous grimpons en réversible, c'est à dire tour à tour en tête, c'est à lui de découvrir la suite et à moi de l'encourager.

 

Benoît dans les Dolomites en escaladeLa suite n'a pas l'air facile! Mais je sais que Benoît est maintenant totalement dans le bain, et le rocher, de la plus pure dolomie, inspire confiance. Chaque geste de cette escalade dangereuse est pourtant entouré de mille précautions: les pieds et les mains ne se posent pas n'importe où, et il faut souvent lever le nez pour voir la suite, car s'engager sur une fausse piste comme je le fis à la première longueur pourrait s'avérer catastrophique.. Cette voie est une succession de dalles en damier dans lesquelles il faut louvoyer, et l'on est bien content de trouver une fissure ou un dièdre qui souvent sont moins difficiles. Ben cherche donc son itinéraire dans ces gigantesques plaques, et l'équipement, qui lui indiquerait le parcours, brille bien sur par son absence. Il traverse un peu à gauche et disparait; bientôt je l'entends me crier qu'il a trouvé un poste de relais. Il avale le reste de la corde pendant que j'essaie par quelques mouvements de me réchauffer, chose vaine vu la précarité de la terrasse. "Quand tu veux", me dit-il.. C'est à moi, et je sens avec plaisir une sorte d'état de transe m'envahir; je devine bien que c'est le signe des grandes occasions.

Ce que nous vivons actuellement répond à nos plus fortes aspirations, nous évoluons dans un monde extraordinaire qui nous rejette, mais l'aspect dramatique de la situation fait partie de ce que nous cherchons. Ce danger omniprésent nous impressionne et nous catalyse à la fois: jamais nous n'avons été plus à notre place que dans cette paroi hostile, où nous demeurons pourtant ignorés de tous. Aucun rêve ne se réalise: ici c'est l'évidence de toute une vie qui se matérialise pour quelques heures...

Sacré Ben! Fidèle à lui-même, il n'a mis dans toute la longueur (30 mètres) qu'un friend pas très catholique-"Bof, tant que çà passe"-, cela renforce ma conviction qu'il est en forme, et s'il n'y avait pas cette incertitude quant au temps, je verrais cette voie sous un jour nouveau. Je le retrouve dans une sorte de niche où il a installé deux friends costauds: notre retraite est donc désormais très difficile voire impossible, nous n'avons plus le choix, il faut impérativement monter sans perdre de temps. Nous sommes en plein dans la zone déversante, toute la paroi est barrée par des surplombs qui paraissent trop délicats. Le seul point faible de cette zone est une fissure à notre droite, qu'il faut atteindre par une traversée sur une dalle où les prises ne semblent pas s'être donné rendez-vous. Heureusement j'aperçois un clou solitaire qui cette fois-ci me sera bien utile. Après avoir installé une sangle, je le dépasse à droite, persuadé que çà ne passe pas... Les mouvements suivants, en traversée ascendante, m'ont paru à la limite du supportable mentalement-avec le recul, je ne pense pas que çà dépassait V+, du moins sans tenir compte de l'engagement qui augmente la cotation-. Il y avait deux ou trois mètres à faire sur de très petites prises, où l'adhérence des pieds était primordiale; lorsqu'enfin j'ai atteint cette bonne fissure, je ne réalisais plus vraiment dans quelle galère nous nous étions fourrés. J'ai placé un friend libérateur, mais dans ma hâte j'ai choisi une sangle trop courte, si bien qu'en continuant la progression je me faisais inévitablement tirer en arrière par la corde coincée. Hors de moi, à la force des bras je réussis à me rétablir in-extremis sur une petite plate-forme. "Fais relais ici !", me dit Benoît que je considère comme mon mentor dans ces grandes voies dont je n'ai pas l'habitude.

De toute façon je n'ai pas le choix; le problème est de trouver un endroit pour assurer. Je parviens à placer notre plus petit friend-à peine de la taille du pouce- convenablement, et sans y croire j'installe une sangle autour d'une minuscule écaille pour mon assurage personnel. Je prends soin de relier les deux points d'assurance pour donner à l'ensemble plus de solidité. Espérons que çà tienne... Le problème maintenant est de ravaler la corde pour que Benoît puisse me rejoindre: un brin demeure complètement coincé, mais par une chance miraculeuse l'autre coulisse faiblement (c'est une double corde en 9 mm. de 45 mètres). Après de nombreux efforts, chacun juché sur son replat ridicule, nous parvenons à retendre ce brin et nous décidons que çà sera suffisant pour que Ben monte, mais la longue traversée de 10 mètres ne facilite rien... Voilà, Benoît entame sa progression: tout en surveillant chacun de ses gestes je suis impressionné, car cette longueur est très aérienne. Du haut de mon surplomb, je vois se dérouler les 100 mètres de dalle presque verticale que nous venons de gravir, et le couloir du bas prolonge encore l'impression de vide. Tout en bas, le chemin que nous avons suivi pour venir n'est plus qu'un ruban presque invisible, je pense intérieurement qu'il y fait chaud, qu'il y pousse de l'herbe, des fleurs et que l'on peut y entendre des bruits familiers. J'aperçois même quelques personnes qui se sont assises au bord du sentier pour nous observer. Que pensent-ils de nous? Nous devons avoir l'air de mouches collées à une vitre! Benoît semble en tout cas collé au rocher dans le passage difficile; il fait un mouvement reptilien, s'étire, et passe. Ouf! Je crois qu'on peut respirer un peu..."Je vais installer un relais plus haut", me dit-il sans s'arrêter. Il me laisse à nouveau seul dans ce lieu austère et gris, où les seuls sons parvenant à mes oreilles sont les bruits de pierres (qui heureusement dans des parois aussi verticales ne ricochent presque pas), du vent, et le bourdonnement incessant de ces bestioles rayées que l'on trouve partout en altitude. Bientôt j'entends le résonnement cristallin annonçant la pose d'un piton. Ben a trouvé une terrasse assez confortable qui raye toute la face; son piton n'est enfoncé que de deux cm mais je ne m'en soucie guère. Le temps de consulter le topo et je me lance dans la suite qui paraît moins difficile; 40 mètres de IV et je trouve un relais très inconfortable dans un dièdre. Les trois clous sont trop pourris pour être honnêtes: deux sont rouillés, et les trois bougent avec une plus ou moins grande amplitude. En comptant sur leur nombre et en priant le ciel, je les relie et fait monter Ben; j'ai jeté un coup d'œil à la suite et ce n'est pas joli: le dièdre se prolonge mais il n'y a pas moyen de savoir sur quelle horreur il aboutit. Plus à droite, une dalle, bien que surement délicate, présente l'avantage de nous offrir une vision dégagée, excluant certaines mauvaises surprises. C'est là que Benoît choisit de s'engager, mais l'emplacement du relais et le dièdre me le masquent complètement. Je sens à sa lenteur que ce n'est effectivement pas du tout facile, et je fais de mon mieux pour lui donner du mou. Il me crie qu'il place un friend, je sais que chez lui c'est un signe de difficulté. La situation à quelque chose d'insolite,de fabuleux, et je sais déjà à ce moment que cette poignée d'heures qui ne m'apportent rien de matériel resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Bizarrement, bien que je ne voyais pas Benoît, je n'ai jamais douté de sa réussite; peut-être parce que je savais que l'échec était interdit. Maintenant la corde file plus rapidement et après quelques minutes il me dit que je peux monter. Comme je ne connais pas les difficultés auxquelles je vais me heurter, j'éprouve l'inquiétude de ne pas être à la hauteur. Tout à l'heure, après la longueur de la fissure, Ben m'a confié qu'il était juste, et je compte sur lui pour avoir trouvé un passage du même acabit. Dans ce genre de galère, le second de cordée prend autant de risques que le meneur, mais il a l'impression que ces risques lui sont imposés et il en tire moins de plaisir; de plus, dans ces situations chacun préfère avoir beaucoup de responsabilités et ne pas être "guidé". C'est aussi pour celà que nous grimpons en inversible, nous détestons sentir la corde devant nous; le hasard décide donc selon le cheminement des difficultés qui les affrontera en tête.

J'arrive maintenant au friend m'annonçant les difficultés. Ben m'indique qu'il a traversé à droite en suivant une petite strate de prises. Vraiment minuscules! Après quelques pas "dans la semoule" je parviens à retrouver de meilleures prises et à le rejoindre. C'était facilement du V+ encore! (nous ne saurons jamais si en nous trompant d'itinéraire nous n'avons pas fait du VI..). Au relais, Benoît me dit qu'il s'est trompé, que nous sommes trop à droite; peut-être fallait-il suivre le dièdre ? Au-dessus de nous, une suite de dalles plus ou moins déversantes nous interdit toute montée directe. La solution s'imposant à nous est donc une nouvelle traversée (les passages les plus durs de cette voie sont en traversée), à gauche cette fois, en espérant qu'elle nous amènera à une zone plus facile. Je l'attaque en la redoutant un peu, le rocher est moins bon et nous commençons à sentir la fatigue nerveuse, surtout que nous n'apercevons pas le sommet. La traversée se révèle moins dure que prévu (un petit V-) mais la montée qui suit dans du rocher de moins en moins franc me mange quand même le mental. J'ai failli tombé plusieurs fois, et j'ai senti souvent des décharges d'adrénaline; il faut absolument que nous sortions bientôt. Après 40 mètres, je trouve une bonne terrasse encombrée de gros blocs; l'un deux, d'au moins dix kilos, me reste dans les bras mais je l'empêche de justesse de tomber-il pourrait trancher la corde. J'ai placé trois friends dans cette longueur, mais le troisième s'est décroché et à coulissé le long de la corde jusqu'au précèdent, me donnant encore une frayeur. Je commence franchement à avoir des envies de plages, de mer et de soleil...

Après l'escalade dans les Dolomites en 1989Benoît me rejoint quelques temps après; il me trouve souriant et détendu. Je lui dis que cette fois-ci c'est bon; un coup d'œil au-dessus de lui le lui confirme: nous sommes enfin sortis des difficultés, et la moins bonne qualité du rocher nous annonce le sommet proche. Encore deux longueurs où nous sommes survoltés-la deuxième se déroule sur une sorte d'arête dominant les 250 mètres de la face, et nous grimpons maintenant en plein soleil!-, un peu de marche dans les éboulis et nous atteignons le cairn sommital. Il n'y a plus rien à grimper! Le simple fait de pouvoir poser le matériel, se dépêtrer de la corde et faire quelques pas est un délice après ce que nous avons vécu. Un paysage grandiose, masqué tout à l'heure par les multiples murailles qui nous encadraient, s'offre désormais à nous. La Torre Trieste, qui ce matin me semblait une immense colonne inhumaine, a perdu de son ampleur depuis notre perchoir, et semble écrasée par les autres masses de roc qui la dominent. Là où nous sommes il n'y a plus rien que du rocher à perte de vue, même les tâches chlorophyliennes que nous apercevons tout là-bas ne nous attirent plus: la métamorphose s'est opérée; nous sommes sur une île où ne se retrouvent aucune des valeurs considérées comme humaines, et nous sommes heureux. Qu'avons nous appris lors de cette ascension ? Mais rien, justement! Nous avons juste découvert l'essence même de la vie, ce que l'homme doit considérer comme son bien le plus précieux: vivre pour vivre. Comme en ce temps révolu où il fallait survivre, où les moments de bravoure étaient quotidiens. Avons-nous tort ? La plus belle preuve de notre raison, c'est que nous sommes vivants..