Marketing, réseaux sociaux et tourisme de masse vs formation, expérience et curiosité
Depuis quelques années et peut-être depuis toujours, mais de manière très marquée en été 2023, nous observons une surfréquentation de plusieurs secteurs dans les Alpes, où le terme de sur-tourisme, ou de tourisme de masse, est souvent repris dans les médias.
Ce sur-tourisme, nous le connaissions sur des sites très prisés qui renvoient à tous la notion d'incontournables, sites chargés d'histoire, de symboles, de beauté architecturale. Tels la Tour Eiffel, le Mont St Michel, Venise, La Sagrada Familia, etc. Des sites accessibles aux familles, et au monde entier.
Depuis quelques temps nous observons une accélération de la fréquentation d'autres sites, pas forcément emblématiques, qui concernent les alpinistes ou randonneurs, et où l'accès n'est pas si simple.
Du fait de leur emplacement, la sur-fréquentation de ces sites pose plusieurs problèmes directs, et interroge également sur la raison de cet engouement, alors même que d'autres zones tout aussi belles ou intéressantes restent désertes!
- Ces sites en pleine nature, dans un milieu fragile, se dégradent facilement et supportent très mal la foule.
- Une fréquentation accrue de certains itinéraires notamment en alpinisme engendre des problèmes de sécurité, des risques plus élevés de chutes de pierres, des retards d'horaire liés aux temps d'attente, du stress accru pour certaines manipulations.
- De plus, du fait de leur emplacement particulier il est souvent difficile de restreindre la fréquentation, l'accès étant libre.
Sur ce dernier point, il faut noter que le milieu montagnard (professionnels ou amateurs) accepte mal la notion de restriction d'accès ou de règles dictées par des pouvoirs publiques, ce milieu étant historiquement lié à la liberté totale de décision, à la responsabilité individuelle, et à des règles fortuites d'éthique, règles créées pour la plupart par la communauté de montagnards elle-même.
Parallèlement à cette sur-fréquentation que je vais tenter d'expliquer un peu plus loin, j'observe que d'autres secteurs tout aussi exceptionnels et qui regroupent les mêmes atouts que les autres, sont totalement délaissés. Nous pouvons nous y retrouver quasiment seuls, en plein été, et parfois à quelques kilomètres de lieux hyper fréquentés.
Et même cette communauté montagnarde qui prône décision et sens des responsabilités, qui encense la beauté sauvage de la nature, n'y met plus les pieds.
Alors ? qu'est-ce qui se passe ? Tentative d'explication.
L'Humain est grégaire, suivre les autres le rassure. Ainsi un itinéraire déjà fréquenté attirera encore plus de monde par effet boule de neige.
Je pense que l'Humain, tout grégaire qu'il soit, est surtout prudent. Il est nettement plus facile et plus rapide de suivre des traces, cela enlève aussi une charge mentale (celle de trouver son chemin ou sa voie). Cela implique quand même de faire confiance à ceux qui nous précèdent : mais du coup s'il y a beaucoup de monde qui nous a précédés, la confiance augmente!
Pourtant, la montagne évoluant vite, toujours plus vite, il faut bien que certains prennent le risque et la responsabilité d'ouvrir de nouveaux chemins, plus sûrs. Ici sur un glacier où les crevasses s'ouvrent, là sur une voie rocheuse ou un simple sentier qu'un éboulement a modifié.
De même, un lieu très fréquenté l'été deviendra parfois très calme et sauvage hors-saison à condition d'accepter des conditions différentes et éventuellement des infrastructures absentes (refuges non gardés ou remontées mécaniques éventuelles fermées). Avec les modifications du climat, certaines périodes sont très propices à l'alpinisme ou la randonnée mais restent peu utilisées car hors des périodes habituelles de vacances et de fréquentation classiques.
Il parait évident qu'une personne ou une cordée peu expérimentée, encore au stade d'apprentissage, moins sûre d'elle, se confrontera d'abord à des ascensions, des randonnées plus faciles, plus fréquentées, mieux renseignées et sans doute -du fait- mieux balisées, assainies par le passage de nombreuses personnes.
Je constate néanmoins souvent des comportements surprenants même chez des personnes très expérimentées, qui suivent de manière routinière une trace dangereuse sur un pont de neige fragile alors qu'un simple détour de quelques mètres abaisserait énormément le risque, voire le supprimerait. En 2022 l'évitement d'une difficulté sur la voie normale du Mont-Blanc par un collègue célèbre a fait la une des médias alors qu'il avait simplement fait son travail, utilisé son expérience pour retracer un itinéraire plus sain, du moins à ce moment. Je n'ai pas applaudi mais simplement apprécié qu'un collègue expérimenté présent au moment opportun fasse cette démarche, qui a servi à tous. Ce geste somme toute banal (pour un guide !) a été vécu comme exceptionnel par le grand public, mais aussi par la communauté des alpinistes et c'est ce qui me surprend.
Je me suis rendu compte plus que jamais à ce moment là que nous sommes apathiques lorsque nous suivons une trace, une foule, et que la routine paresseuse fait partie du quotidien des guides tout autant que d'autres professions plus classiques.
Il est donc nécessaire, mais pas suffisant, d'avoir une formation et de l'expérience pour sortir des sentiers battus et s'extraire du tourisme de masse en montagne. Au delà de l'expérience, être curieux, volontaire, joueur parfois lorsqu'il faut accepter une certaine incertitude, permet à coup sûr de vivre autrement son aventure en montagne. Un de mes vieux amis disait que c'est en se perdant qu'on découvre de nouveaux chemins.
Il est clair que notre société exclut de plus en plus l'incertain, tamise l'audace à travers les réseaux sociaux, confond erreur et échec. Cette société pousse à rester sur des chemins connus amenants à coup sûr au sommet ou au lieu qu'il faut avoir fréquenté, celui dont la vue à elle seule impactera l'audience. L'internaute, le follower, l'influenceur y trouvent leur compte même s'ils sont noyés dans la masse et ne vivent finalement rien d'exceptionnel.
Les réseaux sociaux et l'image qu'on veut renvoyer : voilà peut-être la cause principale de cette sur-fréquentation. Les réseaux spécialisés sur les conditions en montagne sont utiles mais favorisent la focalisation sur certains itinéraires lorsqu'ils sont annoncés en bonnes conditions, pour les raisons de facilité de décision évoquées précédemment. Mais en contrepartie ces sites contribuent aussi à répartir la fréquentation lorsque les informations concernent des zones moins fréquentées. Difficile donc de savoir l'influence réelle, on peut quand même imaginer que l'information concernera d'autant plus les sites et courses déjà très fréquentés, puisque cette information provient uniquement de ceux qui les fréquentent.
Mais le pire concerne les réseaux sociaux généralistes, le grand public et le pouvoir de l'image.
Lorsqu'on observe sur certains réseaux sociaux plusieurs photos quasi identiques sur la même arête, sur la même lame certes photogénique, cela saute aux yeux. Chaque fait et geste n'a désormais d'importance, d'épaisseur, qu'à travers son image et sa capacité à trouver du sens sur les réseaux. Des lieux deviennent dès lors emblèmatiques, la nature fait le buzz, et le marketing entre en scène. Le tourisme en montagne s'est bien emparé de ce phénomène, chaque station joue et relaie les images, et l'on partage, et la boucle est bouclée. Au final les lieux partagés augmentent encore et toujours leur fréquentation.
Utiliser la montagne comme outil de communication ou de publicité n'est pas nouveau mais avec la puissance d'internet et des réseaux les effets sur la fréquentation sont démultipliés.
Un exemple, le Fast and Light : depuis moins de 5 ans le principe du fast and light a explosé en montagne. Cela consiste comme son nom l'indique à parcourir la montagne en mode rapide, avec moins de matériel (ou du matériel plus léger), et dans l'espoir souvent de réaliser une ascension ou un parcours connu dans un temps record, ou du moins si possible hors-norme. Cette activité boosté par le trail est devenue très vendeuse pour certaines agences et de nombreux guides se sont spécialisés.
Cette pratique crée également un phénomène d'engorgement, de sur-fréquentation, même si elle ne concerne pas un grand volume de pratiquants elle témoigne bien des mécanismes actuels qui provoquent du sur-tourisme en montagne.
En effet cette activité porteuse actuellement ne peut se dérouler que sur certains itinéraires techniquement faciles, bien connus et tracés, pour permettre de doubler ou tripler certaines étapes, et de conserver le confort de la légereté pour les participants. Nous retrouverons donc cette population sur les sommets déjà sur-fréquentés, par exemple le Mont-Blanc, Grand-Paradis, massif du Mont-Rose, ou en randonnée le Tour du Mont-Blanc ou le GR20. On sacrifie l'esprit d'aventure à la mode actuelle de performance purement liée au chronomètre.
Les phénomènes de records d'ascension sur les 8000 entrainant sur-fréquentation et accidents sont un peu dans le même esprit, très actuel et posant bien des questions.
Voilà donc un petit tour d'horizon que j'espère objectif et sans jugement, de ce qui me parait focaliser les pratiquants sur certains secteurs tout en délaissant d'autres sans raison.
Personnellement, pouvoir continuer de fréquenter des secteurs très sauvages en haute-montagne me va bien. Cette tendance pourrait toutefois provoquer des changements durables qui modifieraient notre pratique : réglementations drastiques de certains lieux ou sommets sur-fréquentés pouvant amener progressivement à légiférer plus largement, perte de certains hébergements en montagne au profit de ceux qui sont rentables, par exemple.
En parallèle le plus dommageable pour les jeunes générations serait le désintérêt voire la perte de cet esprit d'aventure, de responsabilisation personnelle, des décisions et des choix forts que le milieu montagnard impose, valeurs chahutées par notre société actuelle très cadrée aux codes de réussite finalement très stricts qui poussent tout le monde dans la même direction.
Les agences et professionnels de la montagne ont sans doute un rôle important à jouer. Quelle envie et quelle capacité avons-nous à vendre la montagne autrement ? Quels risques commerciaux sommes-nous prêts à prendre pour diversifier davantage nos offres ? Avons-nous seulement la capacité à faire évoluer notre clientèle ?
Et devons-nous parler de commerce, d'exploitation de la montagne ? Ou simplement espérer qu'amateurs autant que professionnels conservent une grande part de curiosité dans leur pratique, continuent de confronter leur expérience aux réalités exigeantes de ce milieu sans penser à ce qu'il pourra leur rapporter sous forme d'image ou de clientèle ? Que nous profitions simplement avec respect des magnifiques moments que ce milieu nous offre, à l'instant même où nous y sommes.