Vendredi 7 juillet 1995.
Récit de l'ascension de l'éperon Frendo en face Nord de l'aiguille du Midi, puis du Mont-Blanc le lendemain. Avec le problème du moment : nous étions plusieurs à vouloir grimper ensemble, mais les objectifs et les compétences étaient différents, ce qui impliquait des choix et parfois des frustrations. L'époque regrettée où je partageais ma passion de la montagne avec 3 filles !! Et le souvenir de Pascale Bessière, disparue au Broad Peak 3 ans plus tard.

"Encore un weekend de montagne qui s'annonce. Nous sommes réunis avec Flo et Christine dans mon petit appartement de l'avenue de France, à quatre pattes au milieu de nombreux topos qui recouvrent la moquette. Nous sommes depuis quelques jours d'accord pour gravir le couloir Gervasutti au Mont-Blanc du Tacul, tous les quatre avec Pascale qui doit nous rejoindre plus tard.

Christine ne devait arriver que samedi, et nous avions tout d'abord prévu une journée cool, juste pour monter à l'aiguille du Midi et se faire une petite bouffe en prévision du lendemain - C'est l'avantage d'une montée en téléphérique, quoique je répugne à monter sans effort, au milieu des touristes, et me faire catapulter à haute altitude pour une somme exorbitante ; la course a peut-être plus de chances d'être réussie le lendemain (c'est à voir), mais vous ne m'ôterez pas l'idée qu'il en manque un
bout ; enfin ce sont mes vaillants 25 ans qui parlent, on verra si mes genoux tiendront le même discours dans 20 ans -. Bref le programme était fait, mais l'arrivée inopinée de Christine le soir même me fait penser: "Oh! il fait beau, rentabilisons la montée en faisant une course samedi ?". Certes. Cette pensée suit la logique de mes finances (basses) et de ma grande envie de crapahuter en ce début d'été où tout Ie monde est en forme, et les filles approuvent (adieu, grosse bouffe ...). Plusieurs idées m'ont rapidement traversé l'esprit : des varappes dans les Aiguilles de Chamonix en partant de la station intermédiaire du téléphérique, ou une petite course en partant de l'Aiguille du Midi par la première benne du samedi, ou alors ...
La dernière idée, plus ambitieuse, me sourit déjà. Il s'agit d'emprunter le téléphérique jusqu'au plan par la première benne, d'escalader l'éperon Frendo pour sortir à l'Aiguille du Midi en soirée ou fin d'après-midi. L'intérêt est multiple: quasi pas de marche d'approche ni de descente, puisqu'on couche au sommet, on escalade une des plus belles voies des aiguilles, et on est à pied d'œuvre le lendemain !

 

Face Nord de l'aiguille du Midi, éperon Frendo


L'éperon Frendo ! Visible depuis la vallée, il ne peut pas laisser indiffèrent. C'est le plus haut pilier de la face Nord de l'aiguille du Midi: 1200 mètres de neige et de roc pas très raides, mais offrant un cheminement grandiose, logique et varié. D'abord un long contrefort, composé de plusieurs bastions surtout rocheux, et soutenant la plus belle arête de neige dont on puisse rêver : fine, aérienne, et séparant deux abimes, elle se redresse jusqu'au
pied du demier ressaut rocheux, difficile, et qui peut s'éviter par la droite dans des pentes glacées très raides.
Mon enthousiasme légendaire grandit rapidement, au grand désespoir de Christine et Flo, l'une préférant les agréments d'une varappe dans les aiguilles, ou d'une course plus courte, l'autre ne se sentant - à juste titre, et son humilité est appréciable - pas assez entrainée pour une telle entreprise. Je sais que Pascale sera partante, car l'éperon Frendo fait partie de nos projets depuis quelques années. Alors, pourquoi ne pas se séparer, faire deux cordées qui procèderont chacune à sa guise ? Je mets Ie doigt ici sur un réel problème de conscience alpine, qui ne devrait pas exister certes, mais qui ce week-end là a déclenché une belle engueulade, presque un déchirement fratricide (voir l'épilogue).
Pour l'heure, nous tombons quand même d'accord : pendant que Pascale et moi ferons l'éperon, Flo et Chris iront directement au sommet et graviront l'arête des Cosmiques, rapide et intéressante course mixte. L'ambiance ce vendredi soir est bonne ; quand même fort justement remarquer qu'enchainer 2 grandes courses c'est un petit peu osé, et qu'il s'agira d'être en forme dimanche, d'autant plus qu'un départ avec la première benne (au lieu d'un bivouac) risque de nous faire sortir de la voie assez tard, nous privant d'un temps précieux pour récupérer. J'en suis con scient, mais j'ai confiance en ma forme physique excellente, et n'ayant que les weekend pour grimper, je sais qu'il faut profiter de la moindre journée ; celle du samedi s'annonce belle, d'après les météorologues dimanche après-midi sera instable. Sentiment un peu égoïste peut-être, mais je crois qu'en montagne il ne faut pas hésiter à prendre les opportunités, quitte à changer ses projets au dernier moment. Je souhaitais à ce moment là que chacune comprendrait. Je me disais que chacun ferait selon son choix, pour se retrouver au sommet et se raconter sa journée, je pensais que nous avions tous choisi la bonne solution, et que dans le cas contraire elles me l'auraient dit. J'étais en tout cas ravi, et les pâtes et la bière ont coulé à flot ce soir là (pâtes = énergie pour le lendemain; bière = somnifère pour la nuit).

Samedi. La nuit fut donc courte mais bonne, ponctuée de l'incertitude normale précédant les départs en course. A 4 heures 30, après un frugal petit déjeuner, nous prenons la route dans la petite voiture de Pascale, laissant jalousement Flo et Chris, dont le réveil est prévu plus tard (le gardien leur a laissé les clefs du refuge).
A Chamonix, nous parvenons à nous glisser dans la deuxième benne, à 6 heures 10, au milieu de la foule bigarrée des alpinistes et des skieurs, encore nombreux car la neige est tombée en abondance cet hiver.. Nous sommes "crachés" au plan de l'aiguille, et nous élevons rapidement dans le petit sentier recouvert de névés qui, plus loin, conduit à la jonction et aux Grands Mulets. Je l'ai emprunté plusieurs fois à skis cet itinéraire qui contourne la face Nord de l'Aiguille du Midi, mais le mauvais temps, ou la hâte d'arriver au Plan, m'ont toujours privé de l'observation attentive de ce site pourtant assez exceptionnel. L'aiguille et l'arête Midi-Plan sont déjà auréolées des premiers rayons du soleil, mais plus bas c'est un chaos sinistre de glaciers abruptes, d'immenses dégueuloirs de séracs et de rochers de toutes tailles, dont la chute sourde se termine mille mètres plus bas dans une odeur de poudre, un parfum d'éternel. De ce vivier minéral se détache notre éperon, sur cheminement au milieu de ce vaste dépotoir vertical. Son allure n'a pas l'élan des autres aiguilles, dont les pointes acérées fendent les cieux au-dessus de nous, et il ne conduit qu'à une arête, même s'il la rejoint non loin du
sommet, mais il s'en dégage une impression de puissance, de force colossale dressée pour tendre cette arête neigeuse, tout là-haut, et faire vivre à  l'alpiniste ses rêves de funambule.

Je me suis décroché la nuque à essayer de repérer le cheminement, mes jambes fonctionnant toutes seules, et rapidement nous atteignons la base entre deux cônes d'avalanches. Les 100 premiers mètres, normalement rocheux, sont constitués d'une pente de neige assez redressée, d'abord en écharpe à droite, puis à gauche après un étranglement rocheux. Nous trouvons des traces, ce qui nous facilite la tâche jusqu'à l'étranglement, un petit ressaut rocheux - juste un pas mais pas évident avec les crabes ! - suivi d'une fine couche de glace bien foireuse, juste recouverte d'une neige molle - il n'a pas gelé - propice à la chute. Çà promet ! C'est déjà du beau mixte, et j'apprendrai que les passages les plus dangereux dans cette première partie sont les jonctions entre la neige et Ie rocher, car la neige y est pourrie, souvent glacée, Ie rocher humide et fuyant, et ce changement continuel de l'élément sur lequel on grimpe - cette année, le bas de l'éperon est très enneigé - n'en favorise pas l'escalade. C'est un terrain délicat, où les véritables qualités alpines s'expriment (ou ne s'expriment pas !). Bref, là où nous pensions grimper à corde tendue sur des rochers pas trop difficiles, nous sommes obligés de tirer presque systématiquement des longueurs de corde, ce qui ralentit notre progression. Après la pente de neige, nous avons rejoint un raide système de cheminées d'une centaine de mètres qui doit nous conduire à une zone plus "accueillante". J'ai plaisir à ôter les crampons pour fouler ce granit relativement franc. L'escalade est plaisante et pas trop difficile, mis a part un passage très athlétique où je m'aide d'une pédale. Çà n'est pas censé dépasser le IV, mais on n'est jamais sûr, dans ce terrain où ça a l'air de passer partout, de choisir la bonne solution. Je prends donc plaisir aux gestes de l'escalade, d'autant plus que je n'ai pas encore grimpé cette année. A un endroit, un gros bouchon de neige résiste encore à la chaleur et à l'apesanteur : il faut en escalader le flanc légèrement surplombant, un pied et une main ancrés dans la neige molle, les deux autres membres sur le rocher, heureusement fourni en prises ; ce passage amusant me fait penser au tiraillement qui s'exerce sur moi en ce début de saison, le choix est difficile entre les courses neigeuses et mixtes, la haute-montagne, et les raides escalades calcaires de moyenne-montagne, car les conditions sont excellentes cette année, et il n'y a qu'un weekend par semaine. Nous continuons cette succession de passages mixtes ou rocheux, car le ressaut rocheux a fait place à une zone moins raide encombrée de névés suspendus. L'escalade est intéressante et délicate, exaltante, les relais se font tantôt dans la neige, tantôt sur un becquet rocheux, l'ambiance est sévère. Ayant remonté une pente de neige jusqu'à ce qu'elle devienne trop glacée, je traverse à gauche pour rejoindre une rampe de rocher très raide et lisse, jusqu'à un bon relais d'où j'assure Pascale.
Cette longueur m'a paru difficile, je me dis que la matinée est déjà bien entamée et que nous n'avançons pas comme prévu ; d'un autre coté, il fait beau, et la variété des passages me ravit, une fois la pente de neige supérieure atteinte, l'essentiel sera fait. Pascale semble en forme; j'ai pris la tête de la cordée depuis le début, mais elle suit sans perdre de temps, et surtout sans sourciller. Elle grimpe en second, mais ce n'est pas le débutant que l'on traine derrière soi, elle fait son boulot, et je suis persuadé que si nos rôles sont ainsi aujourd'hui, il pourrait en être autrement demain, tout dépendrait des conditions et de l'état de chacun, même si comme beaucoup je n'ai pas l'âme d'un second de cordée. Je suis donc en train de scruter l'horizon, d'essayer de deviner l'heure et l'altitude en étudiant le Peigne, les Papillons et les Pèlerins, où je crois discerner de minuscules taches de couleurs : des cordées lancées à l'assaut, et dont les brises d'altitude me rapportent parfois des bribes de conversation, étranges lambeaux d'une présence pourtant si lointaine.

Soudain un cri, la corde se tend et j'entends un bruit feutré : Pascale a fait partir sous ses pieds un pan de neige pourrie, s'est rattrapée sur les pointes avant de ses crampons, dans la glace maintenant apparente. "ça va ? - Oui, oui, ça fait drôle !". Elle est quitte pour une bonne décharge d'adrénaline .. La pente s'adoucit et nous livre quelques beaux passages neigeux, déjà aériens car le vide s'est creusé. Nous pouvons nous élever rapidement d'une centaine de mètres, jusqu'au pied d'un raide ressaut rocheux. Au-dessus, les grands gendarmes précédant la pente de neige finale ne semblent plus très loin, mais nous savons que les apparences sont trompeuses. Après une courte pause dans une brèche très sauvage, je m'élève dans un très beau dièdre, équipé, qui se transforme en une cheminée à coincements. Après différentes contorsions et un rétablissement, je continue par une très belle escalade extérieure, on se croirait en école, le rocher est très franc, bien équipé - je rencontre même un spit! -. C'est un passage curieux, qui ajoute encore à la variété de cette splendide course. Au relais, j'observe la benne de l'aiguille du Midi : ses allées et venues rythment la journée et contribuent, par la fausse proximité d'individus endimanchés, à la sauvagerie du lieu. Je ne sais pas si les passagers peuvent nous voir, mais de les savoir agglutinés dans cette petite boite rouge exalte encore ma fierté d'alpiniste, et je me réjouis d'être là, même si la terrasse de la gare supérieure du téléphérique me nargue par son confort et sa sécurité. J'entends Pascale grogner dans la longueur sous moi : elle n'est pas encore complètement rééduquée après son accident de l'année dernière au Mont-Blanc, et son épaule doit la gêner dans les passages athlétiques. La suite est toute aussi belle, et nous rejoignons bientôt une petite épaule, qui du bas nous avait paru précéder immédiatement la dernière pente de neige.
Hélas un nouveau ressaut se présente, plus austère et peu engageant. J'aperçois une sangle pourrie pendre dans un fort surplomb, mais j'opte pour un dièdre humide plus à droite qui a l'air équipé. Après une traversée aérienne, je le rejoins, pour m'apercevoir qu'il est bien raide, et se perd plus bas dans les abimes glacés de la face nord. Quelque peu impressionné par l'austérité du lieu, qui contraste avec les longueurs précédentes, je progresse en catimini jusqu'à une grosse fissure qui épouse à la perfection la forme de mon genou. A bout de force, j'essaye de mousquetonner un piton juste devant moi, mais le mou ne vient pas, la corde est coincée 20 mètres plus bas. D'une part je suis bien, solidement ancré dans la fissure, d'autre part je me maudis de m'être mis dans cette situation ridicule, je ne veux pas être la tranche de jambon dont la montagne ne fait qu'une bouchée ! Je hurle à Pascale de monter un peu pour décoincer la corde, et peux enfin continuer. Je grimpe alors comme un fou, pressé d'en finir avec ce passage qui me laisse encore aujourd'hui un profond souvenir, et franchis je ne sais comment une plaque humide plus ou moins recouverte de neige, jusqu'à un bon relais marquant la fin des difficultés rocheuses. Plus haut en effet, un système de gradins rejoint enfin la pente de neige terminale.

Tout en rechaussant les crampons, nous faisons un rapide bilan de la situation : il est 17 heures 30, le temps s'est couvert mais ne nous inspire pas de crainte, il ne reste plus que la grande arête de neige et le contournement du rognon supérieur, 300 ou 400 mètres, c'est l'affaire de deux ou trois heures, et rien ne peut nous arrêter. Je me dis que les filles doivent s'impatienter, là-haut. Je ne pense pas qu'elles soient inquiètes, car les horaires sont très changeants sur une course de cette envergure. Je me rappelle du récit d'un ami Suisse, qui, lancé avec des camarades aspirants-guides dans l'éperon Frendo, avait du bivouaquer, car très ralenti par la neige profonde, il n'avait pu sortir dans la journée. Mais cette fois il y a des traces et la neige n'est pas trop molle, nous nous engageons donc sur cette arête de rêve. Celle-ci n'est d'abord pas très raide, et permet de s'imbiber pleinement de l'ambiance alentour. Je m'enivre du vide, des lignes fuyantes que j'aperçois de tous cotés, je m'emplis d'impressions qui dans les moments trop tendus ne s'impriment pas toujours. Mais bientôt la pente se redresse, il faut se reconcentrer car une chute ici serait fatale. J'imagine malgré moi la manière d'empêcher une glissade de se transformer en cauchemar ; mais je chasse rapidement de telles pensées sournoises, au moment où nos corps dans leur course folle franchissent le bord des grands séracs, 200 mètres plus bas. Nous avons décidé de contourner le rognon supérieur, car nous sommes déjà suffisamment en retard et celui-ci semble très enneigé. Une cinquantaine de mètres sous les rochers, nous coupons donc à droite en direction d'un couloir très raide qui semble rejoindre l'arête Midi-Plan. La traversée de la pente de neige s'avère délicate, tantôt en neige molle, inconsistante et où rien ne tient, tantôt en glace, plus sure mais où l'on se sent rejetés, plus que jamais tributaires des engins qui prolongent nos membres. La conjugaison de ces passages dangereux, le fait que ce soit une traversée, où l'on ne prend pas d'altitude, sape le moral, et c'est avec soulagement que je rejoins la base de rochers, où des pitons nous permettent un bon assurage. Plus loin nous rejoignons le couloir, très raide (55/60°) et en mauvaise glace, mais cette fois nous montons directement à corde tendue, et je peux brocher régulièrement. L'ambiance est grandiose et vertigineuse, nous sommes baignés de lumière orange car le soir est proche, d'énormes cumulus se sont formés sur la chaine des Fiz et remontent la vallée de l'Arve. J'ai le sentiment de vivre l'un des beaux moments de ma vie d'alpiniste, et regrette de ne pas avoir pris l'appareil photo. J'ai fait relais dans une petite crevasse et attends que Pascale me rejoigne pour récupérer les broches. Je profite du paysage, Chamonix 2500 mètres plus bas, les lacets du tunnel du Mont-Blanc qui apparaissent parfois dans une trouée des nuages, je me nourris de l'impression de vide de manière presque masochiste. L'arête est toute proche, moins de 100 mètres ; des lambeaux de brumes, déchirés par les vents furieux précédant l'orage, s'enroulent autour de ses formes arrondies, et nous entendons Ie tonnerre gronder sur Bionnassay.
Après une pente de neige facile, un dernier couloir encaissé, extrêmement raide (70°) et où les broches tiennent mal, nous donne enfin accès aux pentes sommitales. Je suis maintenant euphorique, car je sais la descente facile et Ie refuge proche, mais il ne fait pas chaud et nous sommes pressés de retrouver Flo et Chris, leur raconter cette belle aventure. Nous n'échangeons au sommet que quelques paroles fugaces du genre "Eh bin !""Sacré truc !" ou "c'était beau". Nous scellons par ces quelques mots simples le souvenir d'une journée intense.

Épilogue
En me dirigeant vers le refuge, dans les pentes de neige faciles de la Vallée Blanche, plusieurs sentiments m'assaillent, la tension est en train de tomber, l'heure est à la divagation. Je suis fier de notre réussite, je sais aussi que vue l'heure avancée et notre état de fatigue, nous ne pourrons pas mener à bien nos projets de demain, tant pis, nous pouvons toujours faire une course plus facile, et après tout si les filles sont en forme rien ne les empêche d'y aller. Je suis pressé de les retrouver pour les rassurer, et profiter de la chaleur et de la camaraderie après une dure journée, fait partie des plaisirs de la montagne. Nous nous sommes donnés rendez-vous soit au refuge des Cosmiques, soit à la petite cabane 50 mètres plus bas, où selon Pascale un bivouac confortable est possible. Pascale nous a prévenus que celle-ci est difficile à trouver, mais en arrivant je la repère tout de suite et ne doute pas que Christine et Flo y sont déjà installées. Je décide tout de même de passer aux Cosmiques. Là, de loin, je crois reconnaitre quelqu'un, j'appelle, mais la personne me tourne le dos. Oh! Oh! Y aurait-il un malaise ?

Pascale Bessière au bivouac des CosmiquesLes filles sont là, et l'accueil n'a de chaleureux que les étincelles que je vois fuser de leur regard. "Vous vous rendez pas compte, on s'est fait du soucis, on a failli appeler le PGHM!", "On n'a pas trouvé la cabane !", "En plus, vous avez vu l'heure, pour demain c'est fichu !". Et bien! Moi qui pensais avoir échappé à l'orage ! On nous reproche notre égoïsme, le fait que nous voulions en faire toujours trop, au détriment des autres, la montagne a tout prix ... Je ne sais que répondre, c'est un guet-apens, après avoir traversé tant d'épreuves aujourd'hui, notre havre de paix se transforme en une terrible souricière ! Les mots que je devrais trouver ne viennent pas; je me recroqueville, écrasé par la fatigue que cette scène catalyse tout à coup, terrassé, je ne cherche par aucun moyen à enrayer cette mutinerie, persuadé une fois encore que dans certaines occasions débiles les mots dépassent la pensée. Ivres de fatigue, nous gagnons notre cabane, les miss ont déjà réservé le refuge et payeront Ie tarif fort. Nous sommes fâchés, elles ont décidé de faire un autre couloir le lendemain, nous, nous allons dormir, on verra bien. Je suis déçu, un peu dépité, surpris également mais je me refuse pour l'heure à tout commentaire. Plus tard nous nous sommes expliqués, elles m'ont raconté leur journée, l'attente très longue, le mal des montagnes n'ont pas arrangé l'humeur générale .. Je crois qu'elles auraient pu se reposer tout l'après-midi à la cabane, mais elles n'y sont même pas allées ! Que je fasse bande à part c'est une chose, mais je ne peux pas tout faire avec tout le monde. J'ai profité d'une opportunité, et je pensais franchement pouvoir continuer le lendemain ; les impondérables sont monnaie courante en montagne, n'est-ce-pas exagéré de nous reprocher 5 heures de retard, et dans la mesure où Flo et Christine devaient s'encorder ensemble pour le Gervasutti, où est le problème ? Nous n'avons fait que nous croiser ce weekend, mais avec un peu d'entrain et de bonne humeur, nous aurions pu nous entendre pour grimper ensemble le dimanche, d'autant plus que le couloir Gervasutti n'était pas en conditions. Si l'humilité est une qualité alpine indéniable, la faculté d'adaptation et l'efficacité instantanée doivent être les moteurs de toute entreprise montagnarde ; il faut simplement savoir ce que l'on veut. Mon erreur est de dire oui à tout projet, de vouloir tout concilier, car j'ai toujours grand plaisir à m'encorder avec des personnes que j'apprécie, je tiens cependant à ce que celles-ci se responsabilisent et comprennent ma démarche.


Dimanche. Il fait un temps magnifique et nous décollons tard du bivouac. Nous avons décidé de prendre le chemin du Mont-Blanc par les Trois Monts. J'ai dans l'idée d'aller au sommet du géant, où je ne suis jamais allé. Après avoir croisé les filles qui redescendent d'une voie du Tacul, et comptent finir par la Vallée Blanche, nous quittons la foule pour traverser Ie Mont-Maudit, et tout doucement gravir la bosse du toit d'Europe. Je reste seul au sommet pendant un petit moment en attendant Pascale. La beauté du lieu, l'effort pour l'atteindre, où l'absence de difficulté autorise les pensées volages, me font aimer encore plus cette montagne créatrice de tant de sacrifices. Cette richesse de sensations, cette densité d'épreuves qu'elle nous oppose, rabaisse nos conflits d'intérêt au rang des peccadilles et nous apprend finalement à nous serrer les coudes."